Très jeune, je me souviens d’avoir eu l’impression que les grandes personnes ne vivaient pas, mais se contentaient d’attendre. Ignorant ce qu’elles attendaient (le savaient-elles elles-mêmes ?), j’admirais leur patience, et m’étonnais que, sans donner le moindre signe de lassitude, elles puissent consacrer tant de soin à maintenir en bon état – par le travail, la nourriture, les plaisirs – l’instrument qui devait leur servir à vivre et dont elles n’usaient pas. Plus tard, je souffris d’une liberté excessive. Tout me semblait possible, et devant ce vide immense, j’éprouvais une sorte de vertige : comment ne pas tomber ? J’eus l’idée de me lier. Ce que je redoutais le plus, c’était de n’être rien, de ne pas vivre. Je me dis que si je parvenais à accrocher ma vie à quelque chose ou à quelqu’un, elle aurait enfin une forme, elle prendrait du poids, de l’épaisseur. Il y avait sans doute quelque naïveté à m’imaginer que cette vie serait différente de celle des grandes personnes. Mais la vraie naïveté ne consiste-t-elle pas plutôt à croire que l’on peut changer la vie ? La foi ne déplace pas les montagnes. Tout au plus permet-elle de s’en écarter, de façon insignifiante. Pour vivre la même vie autrement, il suffit d’ouvrir la fenêtre et d’éteindre les lampes. Le monde alors ne cesse pas d’être, mais il change de visage.
Bernard Pingaud. Les ruses de l’écrivain. Inventaire. Gallimard. 1965.