Fin
"L'emmuré" (Autoportrait)
Par la suite, j’accomplis encore bien d’autres exploits qu’il m’est impossible de rapporter ici. Tous les livres de la Terre ne suffiraient pas à les contenir tant ils furent riches en péripéties, anecdotes, découvertes tant scientifiques qu’archéologiques de toutes sortes, ainsi qu’un nombre infini de poèmes en vers ou en prose, mythes et légendes inédits, concepts bouleversants et très hautes pensées qu’ils ne manquèrent pas de m’inspirer.
C’est ainsi que je passai trois semaines au fond d’un lac alpin. Trois semaines seulement car l’expérience tourna court après qu’un pécheur maladroit eut réussi à me mettre le grappin dessus. Je fus sa plus grosse pièce, me jura-t-il tout en me répétant que j’étais sauvé. Je lui laissai croire, ça ne se discutait plus ce genre d’âneries. De cet escapade sans lendemain, je conservai un assez mauvais souvenir, l’eau étant plutôt fraîche et les poissons peu causants. Sans compter que mon pêcheur d’hommes, sous prétexte qu’il avait pris des cours de secourisme, m’obligea à respirer artificiellement son haleine. Croyant à une coutume locale, n’en étant plus à une confusion près, je l’embrassai à mon tour longuement sur la bouche, ce qui ne fut pas de son goût, ni du mien d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, m’imaginant sans doute de mauvaises mœurs, il décida de me remettre à l’eau, oubliant au passage de me retirer son hameçon que je conserve encore aujourd’hui, joliment accroché à ma lèvre supérieure, telle une écharde dans ma chair. Outre un petit air canaille, cela me fait comme un souvenir, un souvenir douloureux, les seuls que je retienne vraiment.
J’eus plus de chance avec ma traversée de l’Atlantique dont je reste aujourd’hui encore assez fier. Ma femme ayant gagné une croisière aux Caraïbes lors d’un concours de mal-marchants ou de mauvaises marcheuses, je ne sais plus comment on dit, j’avais consenti à l’accompagner, ou plutôt à l’y pousser, car il lui fallait bien une âme charitable pour s’occuper de la faire avancer. Les premiers jours furent plutôt agréables, mais très vite, suite à une panne de frein - ce genre de panne vous arrive toujours en voyage - , ma moitié perdit presque complètement le contrôle de son véhicule. Bien vite, je ne supportai plus de la voir aller et venir en roue libre au gré de la houle, pirouetter comme une toupie au moindre roulis, ou quitter brusquement la table en plein repas pour aller s’abîmer chez les voisins. J’avais beau tenter de la caler, de l’arrimer, de lui glisser un maximum de bâtons dans les roues, elle trouvait toujours le moyen de se distinguer par quelque spectaculaire acrobatie qui avait néanmoins le don de distraire les passagers. Lorsque je la suppliais de mettre fin à ce supplice, le mien, elle se contentait de hausser les épaules, prétendant qu’elle n’avait pas toute la vie devant elle pour jouir du spectacle de ces îles enchanteresses que l’on peut pourtant admirer presque tous les jours à la télévision. Face à cet entêtement, ce fut moi qui, lesté d’une bon quintal de chaînes enroulées autour de la taille, du maillon de 38 c’est pour dire, me résolut un beau soir à me jeter par-dessus bord. Ne me demandez pas le pourquoi du comment, il y a belle lurette que je ne m’intéresse plus aux phénomènes dont je suis le théâtre, mais je me mis aussitôt à flotter comme un bouchon. Après avoir tranquillement vogué autour de quelques îlots, je me sentis soudain emporté par un courant - le Gulf Stream, je me suis renseigné depuis - qui m’emmena lentement mais sûrement vers les côtes de la Gironde que j’abordai quelques mois plus tard, ne gardant d’autre séquelle de cette traversée qu’un corps copieusement salé, telle une morue ou un jambon - à la réflexion, morue convient peut-être mieux - , qui, de ce fait, et si j’en crois mon poissonnier, devait en principe me conserver de longues années encore. La guigne quoi.
Ma dernière expédition, celle dont j’estimai après coup qu’il eut été préférable de m’en dispenser, m’amena à quelques encablures du centre de la Terre. Cette fois, c’est en observant le creusement d’un parking - car j’ai une passion pour les travaux publics et la contemplation des chantiers fait partie de mes loisirs favoris - , que j’eus l’idée de poursuivre plus avant. Ainsi, muni d’une simple pelle et de quelques chewing-gums en guise de coupe-faim, je m’enfonçai avec enthousiasme dans les entrailles de la terre. Ce fut rapidement très salissant, boueux, et parfois même dangereux. Mais enfin, malgré de très fastidieux travaux de terrassements, car je passais le plus clair de mon temps à pelleter, je connus quelques moments tout à fait exaltants, traversant des paysages absolument féeriques que je ne pouvais malheureusement admirer vu le manque d’éclairage. C’est ainsi qu’après m’être faufilé bravement entre différentes couches sédimentaires, je tombai dans des gouffres immenses, sortes d’abysses où mes hurlements de terreur raisonnaient magnifiquement, que je pus m’ébattre dans l’eau pure des nappes phréatiques, que je traversai certains gisements qui auraient pu faire ma fortune, que je jouai à trembler sur des plaques tectoniques toute occupées à se battre entre elles, que je me grillai le poil à frôler des coulées de lave dont la chaleur me transformait pour de longs mois en terre cuite, sorte de potiche perdue dans les entrailles de la Terre. Lorsque ma pelle commença à donner quelques signes de faiblesse, branlant notamment du manche, je compris qu’il était temps de rentrer. M’étant légèrement trompé dans mes calculs, je débouchai sur un terrain de foot-ball, quelque part en Alabama, en plein match qui plus est, et me fis donc copieusement piétiner le crâne avant que l’on songea à me hisser hors de ma taupinière. Croyant à une évasion, un policier me tira dessus, sans m’atteindre heureusement car plus rien ne pouvait m’atteindre désormais. Un autre, plus clément, ne fit que m’assommer. C’est ainsi que je débouchai : dans un triste état à tous points de vue : je n’étais plus qu’un tas de boue incrusté de toutes sortes de pierreries, sans autre valeur hélas que celle du souvenir. Tel Adam, il ne manquait plus que le souffle de Dieu sur ma glaise et je serais devenu un homme. Comme quoi il en faut peu. Mais Dieu étant absent, cela prit un certain temps avant de m’y remettre au monde. Il fallut tout d’abord me démouler. On manda des spécialistes, des potiers principalement. Il en existe peu en Alabama, c’est bon à savoir. Pendant de longs mois, je dus porter des lunettes de soleil. Avec mon hameçon à la lèvre et mon trousseau de clefs à l’oreille, je faisais un peu vedette, me disait-on mais on m’a dit tant de choses. Certains vers dont c’est la nourriture de base s’étant mépris sur ce corps souterrain, l’on dut m’opérer d’urgence de certaines trouées dans ma carcasse. Après cela, et contre l’avis de certaines ligues qui estimaient que ces bestioles, soi-disant en voie de disparition, avaient trouvé chez moi un habitat naturel et qu’il était inhumain de vouloir les en déloger, l’on décida de me traiter des pieds à la tête comme un vulgaire pommier. L’on me sulfata donc, l’on me vermifugea, l’on me badigeonna à la chaux, l’on ceci, l’on cela, jusqu’à ce que je porte mes fruits. Et je me sentis tout de suite mieux en effet, quoiqu’encore un peu véreux par certains endroits.
Cette dernière percée par-delà la croûte terrestre, pour passionnante qu’elle ait été, me donna tout de même réfléchir quant à l’intérêt de ce genre d’expéditions. De fait, le cœur n’y était plus : pourquoi le cacher, j’avais touché là aux limites de mon inhumanité. Le cœur n’y étant plus, le reste de mes organes suivit. J’étais fatigué. Ça, c’est humain j’imagine. On notera au passage que je savais mieux distinguer après tout cela ce qui est de tel ou tel ordre dans ce domaine de l’humain ou de l’inhumain. Une belle avancée dont je n’étais pas peu fier. Pourtant je ne crois pas avoir fait encore clairement mon choix. C’est sans doute là mon destin : En suis-je ou non, de votre espèce, la question je le sens ne cessera de me tourmenter jusqu’à mes derniers jours.
En attendant, il fallait bien m’occuper un peu. Je décidai donc de vieillir auprès de ma femme qui n’en finissait pas de s’éteindre au coin de la cheminée qu’elle ne quittait plus guère, manière de retarder le refroidissement j’imagine. Pour la réchauffer, je lui avais acheté une fort belle bûche en plastique qui rougeoyait chaleureusement dans l’âtre à condition toutefois de la brancher. Ses jambes ne répondant plus depuis longtemps, elle n’y voyait que du feu, c’était le principal. Pauvre femme, la mort lui grimpait après comme une sale bête, laquelle en était arrivée non loin du cœur après un petit détour par les poumons, avec des visés certaines sur le cerveau, pas de raison de s’arrêter en si bon chemin. Ma bien-aimée (de préférence à “pauvre femme” que je regrette déjà, autre preuve de ma toute nouvelle semi-humanité) ne devait pas se faire trop d’illusions, rapport à tous ces appareils qu’on lui branchait, des nouveaux tous les jours, en location heureusement, tels que pompes, stimulateurs, intubateurs, sondeurs, inhalateurs, palpeurs en tous genres, indicateurs de vie ou de mort, quantité d’alarmes également comme si quelqu’un allait me la piquer ma pauvre moitié. Ça finissait par consommer tout ça, sans parler de ces bombonnes d’oxygène si proches de mon feu en plastique. J’avais acheté un extincteur au cas où mais tout de même.
Quant à moi, impuissant comme jamais, je ne pouvais rien faire d’autre que de suivre la mort des yeux. Chaque soir, à l’aide d’un feutre noir, je marquais d’un trait discret où elle en était arrivée. Je trichais un peu bien sûr, pas question d’inquiéter la malade, même si vers la fin elle ressemblait un peu à un code-barres. Et bien que n’y connaissant rien en matière d’étiquetage, elle ne devait plus valoir très cher, ma moitié, n’importe quel commerçant me l’aurait dit. Enfin, les journées passaient ainsi au rythme de la vie et de la mort, au gré du retrait de l’une et des avancées de l’autre. De temps à autre, histoire de mettre un peu d’animation, je faisais mine d’attiser le feu, soufflant avec application sur la petite ampoule rouge. Les enfants étant partis depuis longtemps, la maison restait étrangement silencieuse, bercée seulement par tous les mécanismes de ma femme qui ne m’adressait plus guère la parole depuis cette fameuse croisière où je lui avais faussé compagnie, un peu cavalièrement je l’admets. Pour de la distraire, je lui racontais certaines de mes expéditions. J’en inventais d’autres, je ne fus jamais à court. De toute façon, elle faisait peu de commentaires, sa maladie lui ayant atteint les cordes vocales juste à temps pour les éviter. La moelle épinière niquée, c’est à peine si elle pouvait encore opiner ou dodeliner. J’en tenais compte et n’en profitais à aucun moment. Malgré tout, au prix de longues heures d’efforts, elle parvenait à griffonner quelques mots sur une ardoise, toujours les mêmes. Cela disait quelque chose comme “Débranche-moi crétin”, le tout sans fautes d’orthographe ce qui prouve qu’elle avait encore tout ou une partie de sa tête. Pour toute réponse, je me contentais de lui sourire gentiment, en prenant l’air tout à la fois navré et impuissant de celui qui n’avait pas bien réussi à déchiffrer. Que faire d’autre. Comment pouvais-je décemment lui avouer que depuis ma toute nouvelle humanité j’étais très fermement opposé au suicide qui n’est qu’une lâcheté réservée aux faibles qui n’osent affronter notre beau destin à nous. Pour effacer le regard furieux dont elle me foudroyait alors, j’élargissais un peu plus mon sourire, élargissement auquel je m’entraînais régulièrement le soir devant la glace du lavabo, avant de me pencher pour l’embrasser tendrement sur l’infime partie de son front encore en vie, tout en prenant garde de ne pas m’appuyer à son fauteuil au contact duquel j’aurais très bien pu m’électrocuter avec tous ces appareils. La pauvre, elle ne dut sa délivrance qu’à un violent orage qui plongea le quartier dans l’obscurité durant deux bonnes heures. Bonnes pour moi, pour elle je ne sais pas. Car je ne pus malheureusement pas l’assister dans ses derniers instants, j’étais sur mon toit et j’y suis toujours.
Maintenant je suis sur mon toit, assis sur ma chaise, et je n’en descendrai plus, ni de ma chaise, ni de mon toit. Excellent meuble la chaise, il y a des achats comme ça qu’on ne regrette pas. Maintenant, je suis vieux. Mon corps, usé par toutes ces pérégrinations, m’a demandé un peu de ce repos éternel auquel il a droit et que je compte bien lui accorder. Maintenant, c’en est fini des affres, ras le bol. Je ne suis pas triste, c’est au-delà. Je n’ai pas de haine, c’est bien au-delà. Si loin au-delà de l’au-delà que cela n’a plus d’importance. Pour preuve, j’ai fait taire mes fureurs et mis fin à mes journées à thèmes. Quant à l’amour sur lequel on m’interroge parfois, ma réponse ne varie pas : je n’en ai pas. Maintenant, ma folie est au point. La mort peut venir s’y frotter, elle n’y trouvera rien, ce qui s’appelle rien, sauf, peut-être, un vieux fond d’idiotie sur lequel je me suis appuyé autrefois parce qu’il fallait bien s’appuyer sur quelque chose. Pourquoi le nier, je ne suis pas mécontent de ce vilain tour que je lui ai joué. Elle peut venir, elle va venir, elle trouvera plus forte qu’elle car il n’y a plus grand chose à tuer chez un fou. Non qu’il soit déjà mort ou indifférent, je pense que c’est même le contraire, mais il est comme une pièce vide où les voleurs n’ont plus rien d’autre à voler que les murs et le plafond.
Maintenant, c’est moi qui décide s’il fait jour ou s’il fait nuit. Et le plus souvent, j’opte pour la nuit qui évite cette peine d’avoir à fermer les yeux.
Maintenant, moi aussi, assis sur ma chaise, je montre les étoiles à un enfant qui n’existe pas.