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18 avril 2010 7 18 /04 /avril /2010 17:43

Fin

 

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"L'emmuré" (Autoportrait)

 


         Par la suite, j’accomplis encore bien d’autres exploits qu’il m’est impossible de rapporter ici. Tous les livres de la Terre ne suffiraient pas à les contenir tant ils furent riches en péripéties, anecdotes, découvertes tant scientifiques qu’archéologiques de toutes sortes, ainsi qu’un nombre infini de poèmes en vers ou en prose, mythes et légendes inédits, concepts bouleversants et très hautes pensées qu’ils ne manquèrent pas de m’inspirer.

         C’est ainsi que je passai trois semaines au fond d’un lac alpin. Trois semaines seulement car l’expérience tourna court après qu’un pécheur maladroit eut réussi à me mettre le grappin dessus. Je fus sa plus grosse pièce, me jura-t-il tout en me répétant que j’étais sauvé. Je lui laissai croire, ça ne se discutait plus ce genre d’âneries. De cet escapade sans lendemain, je conservai un assez mauvais souvenir, l’eau étant plutôt fraîche et les poissons peu causants. Sans compter que mon pêcheur d’hommes, sous prétexte qu’il avait pris des cours de secourisme, m’obligea à respirer artificiellement son haleine. Croyant à une coutume locale, n’en étant plus à une confusion près, je l’embrassai à mon tour longuement sur la bouche, ce qui ne fut pas de son goût, ni du mien d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, m’imaginant sans doute de mauvaises mœurs, il décida de me remettre à l’eau, oubliant au passage de me retirer son hameçon que je conserve encore aujourd’hui, joliment accroché à ma lèvre supérieure, telle une écharde dans ma chair. Outre un petit air canaille, cela me fait comme un souvenir, un souvenir douloureux, les seuls que je retienne vraiment.

         J’eus plus de chance avec ma traversée de l’Atlantique dont je reste aujourd’hui encore assez fier. Ma femme ayant gagné une croisière aux Caraïbes lors d’un concours de mal-marchants ou de mauvaises marcheuses, je ne sais plus comment on dit, j’avais consenti à l’accompagner, ou plutôt à l’y pousser, car il lui fallait bien une âme charitable pour s’occuper de la faire avancer. Les premiers jours furent plutôt agréables, mais très vite, suite à une panne de frein - ce genre de panne vous arrive toujours en voyage - , ma moitié perdit presque complètement le contrôle de son véhicule. Bien vite, je ne supportai plus de la voir aller et venir en roue libre au gré de la houle, pirouetter comme une toupie au moindre roulis, ou quitter brusquement la table en plein repas pour aller s’abîmer chez les voisins. J’avais beau tenter de la caler, de l’arrimer, de lui glisser un maximum de bâtons dans les roues, elle trouvait toujours le moyen de se distinguer par quelque spectaculaire acrobatie qui avait néanmoins le don de distraire les passagers. Lorsque je la suppliais de mettre fin à ce supplice, le mien, elle se contentait de hausser les épaules, prétendant qu’elle n’avait pas toute la vie devant elle pour jouir du spectacle de ces îles enchanteresses que l’on peut pourtant admirer presque tous les jours à la télévision. Face à cet entêtement, ce fut moi qui, lesté d’une bon quintal de chaînes enroulées autour de la taille, du maillon de 38 c’est pour dire, me résolut un beau soir à me jeter par-dessus bord. Ne me demandez pas le pourquoi du comment, il y a belle lurette que je ne m’intéresse plus aux phénomènes dont je suis le théâtre, mais je me mis aussitôt à flotter comme un bouchon. Après avoir tranquillement vogué autour de quelques îlots, je me sentis soudain emporté par un courant - le Gulf Stream, je me suis renseigné depuis - qui m’emmena lentement mais sûrement vers les côtes de la Gironde que j’abordai quelques mois plus tard, ne gardant d’autre séquelle de cette traversée qu’un corps copieusement salé, telle une morue ou un jambon - à la réflexion, morue convient peut-être mieux - , qui, de ce fait, et si j’en crois mon poissonnier, devait en principe me conserver de longues années encore. La guigne quoi.

         Ma dernière expédition, celle dont j’estimai après coup qu’il eut été préférable de m’en dispenser, m’amena à quelques encablures du centre de la Terre. Cette fois, c’est en observant le creusement d’un parking - car j’ai une passion pour les travaux publics et la contemplation des chantiers fait partie de mes loisirs favoris - , que j’eus l’idée de poursuivre plus avant. Ainsi, muni d’une simple pelle et de quelques chewing-gums en guise de coupe-faim, je m’enfonçai avec enthousiasme dans les entrailles de la terre. Ce fut rapidement très salissant, boueux, et parfois même dangereux. Mais enfin, malgré de très fastidieux travaux de terrassements, car je passais le plus clair de mon temps à pelleter, je connus quelques moments tout à fait exaltants, traversant des paysages absolument féeriques que je ne pouvais malheureusement admirer vu le manque d’éclairage. C’est ainsi qu’après m’être faufilé bravement entre différentes couches sédimentaires, je tombai dans des gouffres immenses, sortes d’abysses où mes hurlements de terreur raisonnaient magnifiquement, que je pus m’ébattre dans l’eau pure des nappes phréatiques, que je traversai certains gisements qui auraient pu faire ma fortune, que je jouai à trembler sur des plaques tectoniques toute occupées à se battre entre elles, que je me grillai le poil à frôler des coulées de lave dont la chaleur me transformait pour de longs mois en terre cuite, sorte de potiche perdue dans les entrailles de la Terre. Lorsque ma pelle commença à donner quelques signes de faiblesse, branlant notamment du manche, je compris qu’il était temps de rentrer. M’étant légèrement trompé dans mes calculs, je débouchai sur un terrain de foot-ball, quelque part en Alabama, en plein match qui plus est, et me fis donc copieusement piétiner le crâne avant que l’on songea à me hisser hors de ma taupinière. Croyant à une évasion, un policier me tira dessus, sans m’atteindre heureusement car plus rien ne pouvait m’atteindre désormais. Un autre, plus clément, ne fit que m’assommer. C’est ainsi que je débouchai : dans un triste état à tous points de vue : je n’étais plus qu’un tas de boue incrusté de toutes sortes de pierreries, sans autre valeur hélas que celle du souvenir. Tel Adam, il ne manquait plus que le souffle de Dieu sur ma glaise et je serais devenu un homme. Comme quoi il en faut peu. Mais Dieu étant absent, cela prit un certain temps avant de m’y remettre au monde. Il fallut tout d’abord me démouler. On manda des spécialistes, des potiers principalement. Il en existe peu en Alabama, c’est bon à savoir. Pendant de longs mois, je dus porter des lunettes de soleil. Avec mon hameçon à la lèvre et mon trousseau de clefs à l’oreille, je faisais un peu vedette, me disait-on mais on m’a dit tant de choses. Certains vers dont c’est la nourriture de base s’étant mépris sur ce corps souterrain, l’on dut m’opérer d’urgence de certaines trouées dans ma carcasse. Après cela, et contre l’avis de certaines ligues qui estimaient que ces bestioles, soi-disant en voie de disparition, avaient trouvé chez moi un habitat naturel et qu’il était inhumain de vouloir les en déloger, l’on décida de me traiter des pieds à la tête comme un vulgaire pommier. L’on me sulfata donc, l’on me vermifugea, l’on me badigeonna à la chaux, l’on ceci, l’on cela, jusqu’à ce que je porte mes fruits. Et je me sentis tout de suite mieux en effet, quoiqu’encore un peu véreux par certains endroits. 

         Cette dernière percée par-delà la croûte terrestre, pour passionnante qu’elle ait été, me donna tout de même réfléchir quant à l’intérêt de ce genre d’expéditions.  De fait, le cœur n’y était plus : pourquoi le cacher, j’avais touché là aux limites de mon inhumanité. Le cœur n’y étant plus, le reste de mes organes suivit. J’étais fatigué. Ça, c’est humain j’imagine. On notera au passage que je savais mieux distinguer après tout cela ce qui est de tel ou tel ordre dans ce domaine de l’humain ou de l’inhumain. Une belle avancée dont je n’étais pas peu fier. Pourtant je ne crois pas avoir fait encore clairement mon choix. C’est sans doute là mon destin : En suis-je ou non, de votre espèce, la question je le sens ne cessera de me tourmenter jusqu’à mes derniers jours. 

         En attendant, il fallait bien m’occuper un peu. Je décidai donc de vieillir auprès de ma femme qui n’en finissait pas de s’éteindre au coin de la cheminée qu’elle ne quittait plus guère, manière de retarder le refroidissement j’imagine. Pour la réchauffer, je lui avais acheté une fort belle bûche en plastique qui rougeoyait chaleureusement dans l’âtre à condition toutefois de la brancher. Ses jambes ne répondant plus depuis longtemps, elle n’y voyait que du feu, c’était le principal. Pauvre femme, la mort lui grimpait après comme une sale bête, laquelle en était arrivée non loin du cœur après un petit détour par les poumons, avec des visés certaines sur le cerveau, pas de raison de s’arrêter en si bon chemin. Ma bien-aimée (de préférence à “pauvre femme” que je regrette déjà, autre preuve de ma toute nouvelle semi-humanité) ne devait pas se faire trop d’illusions, rapport à tous ces appareils qu’on lui branchait, des nouveaux tous les jours, en location heureusement, tels que pompes, stimulateurs, intubateurs, sondeurs, inhalateurs, palpeurs en tous genres, indicateurs de vie ou de mort, quantité d’alarmes également comme si quelqu’un allait me la piquer ma pauvre moitié. Ça finissait par consommer tout ça, sans parler de ces bombonnes d’oxygène si proches de mon feu en plastique. J’avais acheté un extincteur au cas où mais tout de même.

         Quant à moi, impuissant comme jamais, je ne pouvais rien faire d’autre que de suivre la mort des yeux. Chaque soir, à l’aide d’un feutre noir, je marquais d’un trait discret où elle en était arrivée. Je trichais un peu bien sûr, pas question d’inquiéter la malade, même si vers la fin elle ressemblait un peu à un code-barres. Et bien que n’y connaissant rien en matière d’étiquetage, elle ne devait plus valoir très cher, ma moitié, n’importe quel commerçant me l’aurait dit. Enfin, les journées passaient ainsi au rythme de la vie et de la mort, au gré du retrait de l’une et des avancées de l’autre. De temps à autre, histoire de mettre un peu d’animation, je faisais mine d’attiser le feu, soufflant avec application sur la petite ampoule rouge. Les enfants étant partis depuis longtemps, la maison restait étrangement silencieuse, bercée seulement par tous les mécanismes de ma femme qui ne m’adressait plus guère la parole depuis cette fameuse croisière où je lui avais faussé compagnie, un peu cavalièrement je l’admets. Pour de la distraire, je lui racontais certaines de mes expéditions. J’en inventais d’autres, je ne fus jamais à court. De toute façon, elle faisait peu de commentaires, sa maladie lui ayant atteint les cordes vocales juste à temps pour les éviter. La moelle épinière niquée, c’est à peine si elle pouvait encore opiner ou dodeliner. J’en tenais compte et n’en profitais à aucun moment. Malgré tout, au prix de longues heures d’efforts, elle parvenait à griffonner quelques mots sur une ardoise, toujours les mêmes. Cela disait quelque chose comme “Débranche-moi crétin”, le tout sans fautes d’orthographe ce qui prouve qu’elle avait encore tout ou une partie de sa tête. Pour toute réponse, je me contentais de lui sourire gentiment, en prenant l’air tout à la fois navré et impuissant de celui qui n’avait pas bien réussi à déchiffrer. Que faire d’autre. Comment pouvais-je décemment lui avouer que depuis ma toute nouvelle humanité j’étais très fermement opposé au suicide qui n’est qu’une lâcheté réservée aux faibles qui n’osent affronter notre beau destin à nous. Pour effacer le regard furieux dont elle me foudroyait alors, j’élargissais un peu plus mon sourire, élargissement auquel je m’entraînais régulièrement le soir devant la glace du lavabo, avant de me pencher pour l’embrasser tendrement sur l’infime partie de son front encore en vie, tout en prenant garde de ne pas m’appuyer à son fauteuil au contact duquel j’aurais très bien pu m’électrocuter avec tous ces appareils. La pauvre, elle ne dut sa délivrance qu’à un violent orage qui plongea le quartier dans l’obscurité durant deux bonnes heures. Bonnes pour moi, pour elle je ne sais pas. Car je ne pus malheureusement pas l’assister dans ses derniers instants, j’étais sur mon toit et j’y suis toujours.

         Maintenant je suis sur mon toit, assis sur ma chaise, et je n’en descendrai plus, ni de ma chaise, ni de mon toit. Excellent meuble la chaise, il y a des achats comme ça qu’on ne regrette pas. Maintenant, je suis vieux. Mon corps, usé par toutes ces pérégrinations, m’a demandé un peu de ce repos éternel auquel il a droit et que je compte bien lui accorder. Maintenant, c’en est fini des affres, ras le bol. Je ne suis pas triste, c’est au-delà. Je n’ai pas de haine, c’est bien au-delà. Si loin au-delà de l’au-delà que cela n’a plus d’importance. Pour preuve, j’ai fait taire mes fureurs et mis fin à mes journées à thèmes. Quant à l’amour sur lequel on m’interroge parfois, ma réponse ne varie pas : je n’en ai pas. Maintenant, ma folie est au point. La mort peut venir s’y frotter, elle n’y trouvera rien, ce qui s’appelle rien, sauf, peut-être, un vieux fond d’idiotie sur lequel je me suis appuyé autrefois parce qu’il fallait bien s’appuyer sur quelque chose. Pourquoi le nier, je ne suis pas mécontent de ce vilain tour que je lui ai joué. Elle peut venir, elle va venir, elle trouvera plus forte qu’elle car il n’y a plus grand chose à tuer chez un fou. Non qu’il soit déjà mort ou indifférent, je pense que c’est même le contraire, mais il est comme une pièce vide où les voleurs n’ont plus rien d’autre à voler que les murs et le plafond.

         Maintenant, c’est moi qui décide s’il fait jour ou s’il fait nuit. Et le plus souvent, j’opte pour la nuit qui évite cette peine d’avoir à fermer les yeux.

         Maintenant, moi aussi, assis sur ma chaise, je montre les étoiles à un enfant qui n’existe pas.

 


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14 avril 2010 3 14 /04 /avril /2010 17:45

Suite...

 

       Résumé des dix ou quinze chapitres précédents : Après un long vol plâné de quelques mois, notre héros revient enfin sur terre. Le présent texte constitue l'avant-dernier chapitre de l'ensemble. (Je sais, ça fait long...)

 

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          Comme il fallait s’y attendre, j’ai complètement raté mon atterrissage. Pardonnez-moi l’expression mais je suis tombé sur le cul. La faute à mes ailes de géants qui n’ont guère laissé le loisir à mes jambes de se muscler convenablement ces derniers temps. Je me relevai prestement en prenant l’air contrarié de celui qui vient de glisser sur quelque chose, quelque chose de glissant forcément. Un brave type me demanda tout de même si ça allait. Un autre si je n’avais pas une petite pièce. Je les remis tous deux sèchement à leurs places où fort heureusement ils étaient déjà, car, autant mettre tout de suite les choses au point avec le voisinage, je n’avais plus l’intention de me laisser marcher sur les pieds. Qu’on se le dise, j’allais rétorquer et pas qu’un peu. C’est à ces petits détails, presque insignifiants, que je pus me rendre compte à quel point cette chute m’avait mûri tout en m’apportant une certaine virilité, celle qu’acquièrent de gré ou de force tous les bourlingueurs de mon espèce. J’étais devenu un homme, c’était bien la peine d’avoir fait tout ce chemin.

         Le code de mon immeuble ayant changé, je rencontrai  par contre quelque difficulté à entrer chez moi. Pour ne rien arranger, mon nom aussi n’était plus le même, je m’appelais maintenant Lepoutre ou Dufoutre, je lisais mal d’un œil. Plus tard je réalisai qu’il s’agissait de celui de ma femme, son nom de jeune fille qu’elle avait repris, sans doute pour se rajeunir un peu. (Encore un avantage des femmes : avoir un nom de jeune fille, ce dont j’ai toujours rêvé.) Qu’est-ce que c’est encore que ces conneries putain, suffit que j’ai le dos tourné bordel, marmonnai-je grossièrement car j’étais bien décidé à profiter pleinement de cette toute récente virilité de bourlingueur buriné, certain que j’allais la perdre sous peu. Une voisine finit tout de même par m’ouvrir après que je l’eusse traitée de tous les noms dont le sien. Un coup de chance qui la déstabilisa aussitôt. Voilà un premier travail en perspective : réapprendre tous les noms, à commencer par les propres. 

         A la maison, rien n’avait changé à part quelques détails : le papier peint du salon, l’ambiance, l’atmosphère aussi peut-être, le poste de télévision qui me parut nettement plus imposant que le précédent, et une nouvelle machine à laver le linge avec séchoir intégré, parait-il très pratique. L’air de rien, celui qui me réussit si bien, j’embrassai ma femme et mes enfants, lesquels étaient loin d’être au complet, détail qui m’aurait probablement échappé si ma femme - je l’appelais “femme” car j’avais déjà oublié son nom, Lepoutre ou Dufoutre -, ne me l’avait fait remarqué. L’aîné s’était marié, le puîné était parti étudier au Etats-Unis où, à la veille de passer brillamment son concours de je ne sais quoi, il s’était cependant suicidé. Brave gars, j’ai toujours su qu’il allait réussir celui-là, je compte même en faire ma fierté et celle de la famille. Quant au petit dernier, il s’était pris d’affection pour un vieillard, un antiquaire, un homme fort cultivé, chez qui il vivait tout en préparant son certificat d’études, et qui le gâtait paraît-il beaucoup, notamment avec la bouche et tout ce qui lui tombait sous la main. Les autres avaient grandi et je les en félicitai avec bonhomie. Il n’y avait pourtant pas de quoi, grandir à leur âge ne constituant tout de même pas un exploit. En revanche, ma petite fille, l’unique, celle dont j’étais si fier autrefois, avait considérablement grossi, son visage défiguré par d’énormes boutons. Comme je lui en faisais aussitôt la remarque en lui demandant si elle s’était déjà regardée dans une glace, elle courut s’enfermer dans sa chambre en claquant violemment la porte. Quant à mon épouse, la fameuse Lepoutre ou Dufoutre, elle n’avait guère changé, elle, sauf physiquement: elle marchait maintenant dans un fauteuil. Cela me fit un choc moi qui l’avais toujours connue sur des béquilles, accessoires qui lui donnaient l’air autrement plus flatteur d’une sportive qui se serait abîmée ou tordue à l’occasion d’une chute. C’était d’ailleurs la version officielle lorsque je devais la présenter à des étrangers. Les accidents variaient au gré des saisons et de mon imagination : tantôt le vélo, le ski, le cheval, la lutte gréco-romaine, le catch à quatre, la pétanque, la course en sac, les occasions ne manquaient pas. Curieusement personne ne s’étonna jamais qu’une sportive aussi accomplie mais néanmoins maladroite persistât à se briser les os avec autant d’acharnement. Mais là, franchement, le fauteuil ça la fichait plutôt mal. Toutefois, manière d’engager agréablement la conversation, je lui dis que je regrettais sincèrement que la médecine n’ait rien pu faire pour elle, ce dont elle convint aisément. Je m’apprêtai à lui demander quand est-ce qu’elle pensait mourir, même approximativement, mais finalement je m'abstins, préférant aborder le sujet plus tard et de façon plus anodine. On se disputa tout de même un peu sur le fait que j’étais encore monté sur ce toit, incorrigible que j’étais, même qu’un jour ça me jouera des tours cette manie de m’envoyer en l’air. Elle conclut, à juste titre, que ça n’était pas un exemple pour les enfants et je fis mine d’en convenir tout en promettant de ne plus recommencer. Je n’en pensais pas un mot bien sûr mais il fallait bien en finir avec ce genre de petites chamailleries qui mettent toujours une mauvaise ambiance au sein des couples les plus unis. Une fois calmée, elle me présenta un nombre impressionnant de factures à régler. En attendant le dîner, je fis donc un certain nombre de chèques, activité qui me réussit en général assez bien pourvu qu’on me dise le jour et la date qu’on est. Le lieu aussi.

         Un peu plus tard à table, j’observai les quelques enfants qui me restaient, tous sauf la boutonneuse qui m’aurait coupé l’appétit à triturer ses boutons tout en mastiquant. Le nez dans mon assiette, pas exactement dans mon assiette, disons à une certaine distance, je me demandai vers lequel d’entre eux je pourrais reporter mon affection, moi qui en avais tant à donner après ces longues années de errance. Le dessert, dont je fus privé puisque pas prévu, arriva sans que je parvinsse à me décider. Le cœur n’y était plus. Ma femme sur roulettes, ma grosse fille purulente, l’autre, machin là, qui me réclamait déjà son argent de poche, aucuns ne m’inspiraient vraiment. Kiki, mon chien, étant décédé de tristesse, les chiens s’y entendent eux au moins en chagrin, il ne me restait guère que la télévision pour l’affection. Gros bloc noir et éteint, tout plein de silence et de fausses lumières. La machine à laver aussi peut-être. C’est vivant par contre une machine à laver : ça tourne, ça vibre, ça ronronne, un peu comme une grand-mère. Affaire conclue : pour l’affection, ce serait la machine à laver et personne d’autre.

         Après le dîner, histoire de me faire pardonner une si longue absence, j’offris de faire la vaisselle, offre sèchement repoussée, la machine, encore une autre, s’en chargeant sûrement mieux que moi. Malgré ma répulsion, je proposai alors à ma fille d’aller lui raconter une histoire avant de dormir mais elle refusa tout net, arguant qu’elle était une grande fille maintenant. Je la repris gentiment en lui faisant remarquer qu’elle avait sans doute voulu dire grosse. Elle me regarda curieusement, tous furoncles dehors, avant d’aller s’enfermer une fois de plus dans sa chambre, à croire qu’elle ne savait faire que ça. Boudeuse, sale caractère comme sa mère. Connasse tiens. Histoire de me donner une contenance, j’allai écouter mon répondeur qui ne m’apprit pas que de bonnes nouvelles : j’avais été viré de mon travail pour cause d’absences répétées, le plombier jurait qu’il allait passer la semaine suivante. C’était tout. Quand ma femme eut fini de ranger sa cuisine - je remarquai qu’elle allait plus vite en besogne depuis qu’elle était motorisée, à tout malheur toute chose est bonne ou un truc de ce genre - , je pensai la rappeler à son devoir conjugal mais j’y renonçai finalement, craignant de commettre quelque impair durant l’acte en rapport avec son nouvel handicap. En effet, la désarticulation de ses jambes en vue de l’intromission n’étant déjà pas chose si aisée autrefois, je n’osai me risquer de nouveau, ni la risquer elle-même, la fécondation et la mise bas de nos nombreux enfants lui ayant déjà causé quelques remarquables soucis avec sa moelle épinière. Intuition féminine ou quoi, ce fut elle qui prit les devants en me disant bonsoir je suis fatiguée. Je restai seul, une fois de plus. Un instant, je songeai à remonter sur mon toit. Peut-être un peu tôt. Sans compter que, fort de cette première expérience, j’étais bien décidé à ne plus me lancer dans pareille aventure sans une sérieuse préparation et tout le matériel nécessaire dont je dressai déjà mentalement la liste : clopes en quantité, aspirine, thermomètre, briquet, biscuits pour la route, une tente deux places en cas de rencontre avec un Vendredi, duvet, parapluie, bougies, une ou deux bouteilles de cognac, quelques slips de rechange, capotes anglaises en cas de rapports sexuels avec l’éventuel Vendredi, un pistolet de gros calibre, quelques pièges à étourneaux, des feux de position pour les croisements difficiles, et nombre de fusées de détresse, de grande détresse même si le modèle existe. 

         En attendant, épuisé par cette dure journée, je décidai d’aller me coucher. En bon père, bon mari aussi à l’occasion, je pris soin de ne pas allumer les lumières afin de ne déranger personne. Une fois au lit, j’allai pour m’endormir lorsque, peu habitué ces derniers temps à une présence féminine même défectueuse à mes côtés, je me ravisai et commençai à pratiquer quelques affectueuses caresses sur le dos de ma femme puis quelque part dans l’une de ses nombreuses intimités, froides et inertes certes, mais intimités tout de même. Pourtant elle se mit presque aussitôt à gémir dans son sommeil. Pas si handicapée que ça, me dis-je, n’aurait-elle pas arrangé toute cette mise en scène de fauteuil dans le seul but de m’apitoyer ou de se faire plaindre ? Quoi qu’il en soit, agacé par les souples ondulations de sa croupe, souplesse assez inattendue chez une paralytique, cela eut dû me mettre la puce à l’oreille, je la pénétrai d’abord doucement, presque amoureusement si le mot ne gêne pas trop le lecteur, puis beaucoup plus furieusement, au point que je finis par réveiller ma fille, la boutonneuse. Car c’était bien ma fille, cette vicieuse qui gémissait dans son sommeil ou faisait mine. Dans l’obscurité, quelque peu oublieux de la topographie des lieux, égaré aussi peut-être par le nouveau papier peint dont la flore résolument exotique ne me rappelait rien, je m’étais trompé de chambre. Devant l’horreur conjuguée de la situation et du visage de ma grosse fille, tout illuminé d’acné et de vice, je poussai un hurlement. Elle aussi, mais pas tout à fait sur le même ton. Vas-y papa... encore... encore ! ... encore ! ... encore putain merde quoi ! me feulait-elle à l’oreille, celle avec mon trousseau de clefs - mais visiblement plus rien n’était à même de l’étonner -, tout en s’agrippant désespérément à mes omoplates. Ces “encore”, moult fois éructés, ponctués comme plus haut, me surprirent, me faisant presque douter, car à ma connaissance c’était la première fois que je commettais l’acte de chair avec elle. Mais tout de même, il ne m’avait pas échappé qu’elle m’avait appelé “papa” pour la toute première fois depuis ma réapparition, peut-être même depuis sa venue au monde, et cela me fit plaisir, estimant même que c’était là un bon début en vue de son réapprivoisement. D’autant plus que je savais maintenant, bien qu’ils fussent mâles, comment m’y prendre avec mes garçons. Sur ce, alertée par tout ce remue-ménage, ma femme déboula à son tour dans la chambre en grinçant. Ça fit toute une histoire cette affaire d’inceste involontaire. Dufoutre ou Lepoutre en profita aussitôt pour me culpabiliser et y parvint sans mal. Pendant des semaines, je dus dormir sur le canapé du salon. Heureusement, il me restait ma bonne grand-mère, celle avec le séchoir intégré, avec qui je causais un peu le soir tandis qu’elle battait le linge.

         Bref, ma vie, ma vie terrestre s’entend, suivait son cours. Mauvaise nouvelle. Qu’importe, me disais-je le soir sur mon canapé, un jour je sentirai de nouveau l’appel du large, cet appel contre lequel nul ne peut rien, qui jette les routiers sur les routes, les marins à la mer et les aviateurs par terre. Qu’importe, j’ai encore un toit au-dessus de la tête, j’ai encore ce genre de projets.

         Qu’importe. Demain est une longue journée qui s’achève.

 

 

(à suivre...)

 


 

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26 mars 2010 5 26 /03 /mars /2010 18:18

(Suite)


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         Je ne vous cache pas que les premières minutes furent pénibles. Les autres aussi mais dans un tout autre genre. D’un naturel plutôt réservé, mon premier réflexe fut de regarder alentour si quelque spectateur avait pu assister à la scène. Fort heureusement, il n’y avait personne sur ce toit ni dans les environs immédiats, mis à part les passants plus bas, beaucoup plus bas dans la rue, dont je n’avais par conséquent rien à craindre. Il est rare en effet que ces gens, qui par définition ne font que passer, regardent en l’air trop occupés qu’ils sont à aller de l’avant. Comment le leur reprocher, personne, à moins d’être fou, ne sortant dans la rue pour aller de l’arrière. Moi-même, malgré ma situation périlleuse, puis affirmer aller comme eux de l’avant mais pas dans le bon sens, celui qui sied le mieux à l’humanité, je veux parler de l’horizontalité. Quoi qu’il en soit, je tombe inaperçu et cette intimité toute confidentielle avec mon ridicule qui pour une fois n’allait pas manquer de me tuer me soulagea un peu. Suffisamment pour que je songe enfin à respirer.

         Il était temps car, le nez bouché par un vilain rhume et la bouche cousue pour cause de rictus, j’étais bel et bien en train de suffoquer, ce qui ajoutait fortement à mon angoisse. Les poumons remplis, les deux tant qu’à faire, je pus enfin mesurer l’étendue de la catastrophe : ce bord, ce fameux bord de mon toit, était déjà loin au-dessus de ma tête, bien trop loin pour que je tente de m’y raccrocher. Peut-être avec l’énergie du désespoir y serais-je parvenu mais sans doute n’étais-je pas assez désespéré ni même assez énergique. Sûrement quand j’y repense c’est l’énergie seule qui devait être en cause car le désespoir, lui, a toujours été là. Le manque d’activité sportive aussi m’y fit renoncer. Ou bien la fierté, dans la mesure où je me suis toujours efforcé dans ma vie courante, celle de tous les jours, la quotidienne - car j’en ai bien d’autres en réserve, on est jamais trop prudent de ce côté-là -, de n’avoir l’air de rien. Et sans me vanter, je crois y être arrivé mieux que personne: peu de gens à ma connaissance n’ont aussi l’air de rien que moi. Et là, bien que le temps presse, je dois rendre un bref hommage à mes parents et à la belle éducation qu’ils m’ont dispensée, m’inculquant avec rigueur et fermeté cet art de ne pas vivre qui se perd malheureusement de nos jours où il est de bon ton de vivre pleinement, heureux, et, comme si tout cela ne suffisait pas, en parfaite santé. Effet de mode qui passera comme les autres, du moins faut-il l’espérer pour les générations à venir. 

         J’en reviens à mon toit. Ce qui est une façon de parler car je ne suis pas près d’y revenir, m’en éloignant au contraire dangereusement. A ce sujet, on s’imagine mal quand on a les deux pieds sur terre à quel point le monde est confortable, du moins cette partie qui n’est pas encore recouverte par les flots ni cabossée par les reliefs. Je regrette aujourd’hui croyez-moi de n’avoir pas assez joui de ce sol qui m’était donné. Jouir n’est pas mon genre. Il est beaucoup d’autres genres dont je ne suis pas, il est même probable que je les énumère au fil de ces pages si Dieu qui êtes aux cieux, et par là-même m’est devenu une sorte de voisin, et la hauteur de mon immeuble m’en laissent le temps. Quoi qu’il en soit, mon rythme cardiaque revenu à la normale, ma première pensée fut de me tancer sévèrement. Voilà par exemple qui est assez mon genre : m’admonester pour un oui ou pour un non. Pour une fois, c’était pour un oui et je m’en donnai à cœur joie : c’est tout moi ça, aucun sens des limites, toujours dans l’excès, avec ce mépris presque congénital des bords, bordures, et autres garde-fous. Con, crétin, imbécile. Je sais à l’occasion être plus grossier mais j’en gardais un peu pour la suite, sachant que cette colère toute légitime à mon endroit ne manquerait pas d’aller en s’intensifiant au fur et à mesure que le temps passerait.

         Or, justement, il passait.

 

 

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5 mars 2010 5 05 /03 /mars /2010 18:02



SILENCE 9966


         C’est en m’avançant d’un peu trop près que je suis tombé du bord.

         Du bord de mon toit.

         Un bord non négligeable, on en conviendra. Je dirais même que de tous les bords ou rebords, connus ou inconnus à ce jour, celui-ci me parut immédiatement le plus déplaisant et je ne suis pas près de changer d’avis là-dessus. Un instant, histoire de ne pas les mettre tous dans le même panier, je tentai d’énumérer tous les bords que j’eusse préférés à celui de mon toit, tel le bord de mer, le bord d’un lac, d’une rivière, d’un gouffre, d’une falaise. Je m’arrêtais là, assez rapidement donc, car il en existait sûrement d’autres, et non des moindres, notamment ceux à usage domestique dont on ne se méfie jamais assez, comme le bord de mon lit, de mon canapé, de mon lavabo, de ma baignoire, ainsi que tout autre bord en ma possession, constatant que tous les bords sont naturellement dangereux, celui que je venais de franchir tout particulièrement.

         Pourtant, comme c’est souvent le cas avec les considérations, celle-ci en amena une autre qui me fit tout à coup penser que je n’avais jamais eu de chance avec les bords, soit d’avoir toujours été un peu quelque chose sur les bords, comme con ou couillon, soit, quoique beaucoup plus épisodiquement, d’être au bord de. Comme au bord de réussir, d’être beau, d’être heureux, et j’en oublie sûrement car il me revient maintenant qu’il m’est arrivé tout aussi fréquemment d’être sur le point de. Finalement cette chute, ce passage obligé d’un bord à l’autre, car il y en avait forcément un autre, c’est du moins ce que je pensais à l’époque, était une sorte de réussite. C’est sans doute ce qui m’étonna le plus sur le moment : réussir enfin quelque chose, ce qui n’était jusqu’alors ni dans mes habitudes ni dans mes priorités. Il était cependant encore trop tôt pour que j’en éprouve quelque fierté, car l’autre bord, le deuxième, le plus déterminant quant à cette réussite et son éventuelle homologation, restait encore à venir. Pour ainsi dire à l’état de promesse. Et tel que je me connaissais, en fait assez vaguement et même fort peu, j’étais bien capable ne pas tenir celle-ci. Donc ne pas crier victoire trop tôt. Pour l’instant, je suis entre deux bords : demi échec ou demi réussite en ce qui concerne cette chute, laquelle est, je le rappelle pour mémoire, l’espace qui relie deux bords situés verticalement l’un en dessous de l’autre.

         J’aime expliquer les choses simples, ayant remarqué que j’y parvenais infiniment mieux qu’avec les complexes. Pourtant, à propos de l’exactitude de mes définitions, certains pourraient à bon droit s’étonner que je parle de “bord” en lieu et place du point qui possède cet indéniable avantage, à condition toutefois de s’y mettre à deux, de créer assez facilement une ligne droite. Mais c’est ainsi : j’ignore les points, leur préférant les bords, plus sinueux, et donc plus vagabonds quant à leur alignement.

         Mais enfin, tout de même, je tombe.


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