Tous les gens que j’ai jamais entrevus de près ou de loin peuvent défiler à partir de maintenant, cela est évident. Il y aura peut-être même des femmes et des enfants, j’en ai aperçu aussi, ils auront tous à la main de quoi s’appuyer dessus et fouiller dans mes affaires, ils me frapperont tous d’un grand coup sur la tête pour commencer, puis ils passeront la journée à me regarder avec colère et dégoût. Il faudra que je refasse le questionnaire (*) de façon à ce qu’il soit applicable à tout un chacun. Il s’en trouvera peut-être un, un jour, oublieux de la consigne, pour me rendre mon bâton. Ou je pourrai peut-être en attraper un, une petite fille par exemple, et l’étrangler à moitié, que dis-je, aux trois quarts, pour qu’elle consente à me donner mon bâton, à me donner de la soupe, à vider mes vases, à m’embrasser, à me caresser, à me sourire, à me donner mon chapeau, à rester auprès de moi, à suivre le corbillard en pleurant dans son mouchoir, ce serait charmant. Je suis si bon au fond, si bon, comment ne s’en est-on pas aperçu ? Une petite fille ferait bien mon affaire, elle se déshabillerait devant moi, coucherait avec moi, n’aurait que moi, je pousserais le lit contre la porte pour l’empêcher de s’en aller, mais alors elle se jetterait par la fenêtre, quand on la saurait avec moi on apporterait de la soupe pour nous deux, je lui apprendrais l’amour et la détestation, elle ne m’oublierait jamais, je mourrais enchanté, elle me fermerait les yeux et me mettrait un tampon dans le cul, conformément à mes indications. Ne t’emballe pas Malone, ne t’emballe pas, charogne.
Samuel Beckett. Malone meurt. Les Éditions de Minuit. 1951. (pages 165 et 166)
Quelle prétention, je croyais connaître l’œuvre de Samuel Beckett à peu près par cœur. Du moins sa fameuse trilogie et quelques autres des textes qui ont suivi. Ce qui me donnait une telle assurance, c’était cette façon de le relire – de façon de plus en plus espacée ces dix dernières années, pour ne pas dire que je le fuyais -, en étant capable d’anticiper la phrase suivante.
Relisant « Malone meurt » donc, le seul livre de lui que je possède encore (avec tous ceux de mes ami(e)s auteurs qui m’ont fait ce cadeau de me donner une dédicace : Philippe Annocque, Didier da Silva, Pascale Petit, Frédérique Martin, Pascale Aguédas, François Matton… j’espère n’en avoir pas en oubliés), je suis encore surpris. Par exemple, en tombant sur ce passage que j’avais oublié ou occulté. Sans doute occulté. Aujourd’hui, cela vaudrait bien des critiques, voire des ennuis à un auteur, ces relents de pédophilie. Et dans un premier temps, oui, j’ai été non pas choqué mais surpris. Très surpris. Je ne me souvenais pas que Beckett s’en soit jamais pris aux enfants de manière si crue. La sexualité chez lui était toujours dérisoire, absurde, comique. (Voir dans ce même livre, les amours du héros avec l’une des infirmières ou pensionnaires, de quoi s’étrangler d’un rire horrible, absolument horrible.) Peut-être fais-je trop grand cas de ce passage que j’ai qualifié de pédophile, je vous laisse juger, sachant que l’époque autorisait ces écarts, et que la littérature autorise quand elle est aussi immense. Sachant aussi que Beckett est ici tel qu’en lui-même : sans pitié pour personne et surtout pas pour lui.
Et puis, essayant d’y réfléchir - mais j’ai bien du mal ces derniers temps, donc les énormités peuvent tomber drues, je préfère avertir -, je me suis vite remis en tête cette dégradation de soi, cette quasi automutilation, ce masochisme, qui a été, très vulgairement parlant, le fond de commerce de Beckett, et plus certainement encore son salut. Samuel Beckett ne s’est jamais épargné, avec une constance qui fait froid dans le dos, il n’a jamais cessé d’assassiner en lui l’homme bon qu’il était – et dont il parle, là, très curieusement. Comment supporter une telle souffrance, la sienne, sans avoir recours à cet assassinat de soi ? Cet épisode unique me semble-t-il, cette séquence crument pédophile, constituerait un pic dans cette démarche. Je sais : à prendre cet épisode trop au sérieux, ce serait oublier l’humour de Beckett. Mais d’ordinaire chez lui, la sexualité est réduite au pire de la misère. On se souvient de Premier amour, ou ailleurs, du « grattage » supérieure à la masturbation (où ?)
Mais après tout peut-être est-ce moi qui m’évertue à mettre l’accent sur cet épisode ? Episode que Beckett n’aurait sans doute pas jugé à ce point si scandaleux ni trivial. Sûrement le revendiquerait-il encore.
De l’art de faire parler les morts.
* Le questionnaire adressé à son nouveau tortionnaire, que Malone, après avoir reçu un coup sur la tête, écrit sur un page arrachée à son cahier.
1) Qui êtes-vous ? 2) Que faites-vous ? 3) Que me voulez-vous ? 4) Cherchez-vous quelque chose de précis encore ? 5) Êtes-vous fâché ? 6) Vous ai-je fait quelque chose ? 7) Savez-vous quelque chose à mon sujet ? 8) Vous n’auriez pas dû me frapper. 9) Donnez-moi mon bâton. 10) Travaillez-vous pour votre compte ? 11) Sinon qui vous envoie ? 12) Remettez de l’ordre dans mes affaires. 13) Ma soupe pourquoi me l’a-t-on supprimée ? 14 Mes vas pour quels motifs ne les vide-t-on plus ? 15) Croyez-vous que j’en ai encore pour longtemps ? 16) Puis-je vous demander un service ? 17) Vos conditions seront les miennes. 18) Pourquoi vos chaussures sont-elles jaunes et où les avez-vous salies ainsi ? 19) N’auriez-vous pas un bout de crayon à me donner ? 20) Numérotez vos réponses. 21) Ne partez pas, j’ai encore des choses à vous demander.