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A compter mes dalles, je m’amuse comme un petit fou. J’en suis arrivé au chiffre inouï de 173. Mais, chemin faisant, je me demande soudain si mon compte est bon. Car tout l’art du pavage, je commence à en connaître un bout sur la question depuis le temps que je marche le nez au sol, consiste, comme il en va d’ailleurs pour la maçonnerie, à placer les dalles en quinconce. Or la largeur de mon trottoir ne permet que d’en loger deux, c’est à dire une dalle entière plus deux demies dalles, c’est à dire une dalle sciée en deux. Mais je m’aperçois aussi que parfois le paveur a réussi à placer deux dalles entières séparées par un tiers ou un quart de dalle. J’imagine qu’imperceptiblement le trottoir s’élargit à certains endroits et autorise cette variante qui vient compliquer mes calculs. Il me faut donc poser des règles fixes et définitives si je veux garder l’esprit tranquille : une dalle comptera donc pour une dalle, une demie dalle pour la moitié d’une dalle soit 0,5 dalle, en deçà elle compteront tout simplement pour rien. Voilà qui me parait juste.
Soudain je sens comme une présence. Certes il y a bien quelques passants dans cette rue mais les passants ne créent en général aucune présence, déjà bien beau s’ils parviennent à jouer correctement leur rôle de passants. Non, là, pas de doute, quelqu’un me suit. Angoisse, petit frisson côté nord au milieu de l’ombre où je me trouve. A moi, notre armée, mes va-nus-pieds. Nous avons beau nous parler au pluriel, puis à la troisième personne, un petit coup à la deuxième, rien ne vient ni n’accourt, pas la moindre compagnie ni le plus petit bataillon. Bande de lâches. Elle est belle la France. Pourtant non, ce quelqu’un qui me suit c’est en fait moi qui le suis car à l’évidence il me précède, là-bas sur le trottoir d’en face, côté soleil et pognon, et ce depuis un certain temps déjà. La phrase n’est pas heureuse mais le trouble est si profond. Résumons-nous, non, je suis seul, entièrement déserté, donc je me résume au singulier : j’ai l’air de suivre cet homme qui me précède en pleine lumière, tandis que je le suis côté de l’ombre froncée. La situation est gênante, car ce quelqu’un pourrait croire que je trouve un quelconque intérêt à le filer de la sorte. Il pourrait croire notamment à des choses. Cela m’est déjà arrivé. On déambule ainsi benoîtement dans une rue le nez au vent, avant de se rendre compte que l’on suit quelqu’un depuis un bon moment, que le hasard a fait que l’on a pris le même bus, que l’on est descendu à la même station, que l’on entre dans le même magasin où l’on s’arrête au même rayon, et que ce quelqu’un, surtout si c’est une femme, va vous demander sèchement de cesser de le ou la suivre sous peine d’ameuter la foule. Dans une rue donc, s’arranger pour ne suivre personne ni être suivi, s’arranger pour être seul et parfaitement isolé, le tout à distance respectueuse.
Pourtant, difficile de ne pas suivre cet homme car je sais que là où il va, je vais aussi - voilà que je parle comme Jésus maintenant, qui n’est pourtant pas un de mes auteurs préférés -, et il m’est donc matériellement impossible de ne pas le suivre. Pas Jésus, l’autre. Jésus, j’ai tenté à plusieurs reprises de le suivre sans autre résultat que de me couvrir de ridicule. Quant à mon inconnu, j’ignore ce qui peut me faire penser que nous allons au même endroit. Une force invisible peut-être. C’est assez pratique finalement toutes ces forces invisibles qui peuvent expliquer à peu près tout et n’importe quoi. Ciel, mes dalles. C’est que j’ai mes dalles à compter moi. Pas question de perdre le fil, ce serait un coup à ne pas fermer l’oeil de la nuit.
En accélérant le pas, je pourrais le doubler. Mais alors, si comme je l’imagine, lui aussi va là où je me rends, pour le coup c’est lui qui me suivra. Ça risque de m’angoisser cette présence dans mon dos avec mon armée en déroute. Tout compte fait, je préfère qu’il me précède. D’autant que je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où je me rends, je fais un tour c’est tout. Lui aussi peut-être après tout, car on imagine mal le nombre d’isolés qui s’amusent à faire des tours dans le simple but de se dégourdir.
Où en suis-je de mes dalles? Oui, 198. Que de dalles tout de même.
Je pourrais m’en faire un ami. Cela me prendra sûrement quelques semaines voire plus, bien plus, moi qui durant toutes ces années n’ai pas réussi à m’en faire un seul. Disons que sur un coup de chance, il devienne mon ami dans un délai raisonnable. Je lui demande alors comme un service d’aller ouvrir ma porte. L’idée est tentante. L’homme est peut-être serviable et, qui plus est, habile de ses mains au point de savoir tourner une clef dans une serrure. Un bricoleur, ça ce serait bien ma veine.
Ciel! le voilà qui s’arrête. Il reste immobile là-bas, de l’autre côté de la chaussée, comme s’il hésitait. Je suis repéré. Il va se retourner pour me gueuler sèchement du haut de son trottoir de cesser de le suivre. Que faire de mon côté sur mon trottoir à moi? Le mort peut-être. Non, trop tôt. J’avise la vitrine d’un artisan plombier, les seuls à oser l’ombre. Je vais l’admirer cette vitrine dégueulasse, la lécher un bon coup d’un air le plus naturel possible. Tous ces robinets entassés là, c’est joli. Il s’agit d’anciens robinets, artistiquement disposés autour d’un antique chauffe-eau en cuivre rutilant, une sorte de collection. Les prix doivent être faramineux, on n’a pas idée. Je n’ai jamais pensé à collectionner les robinets et soudain je le regrette. C’est vrai que c’est beau un vieux robinet couché sur le flanc. Je fais mine de m’y intéresser. Tant que j’y suis, je vais les compter les robinets, m’en faire un problème : genre deux robinets qui fuient partent ensemble de la même gare, à quel moment vont-ils se croiser et arriveront-ils à l’heure? Finalement, c’est assez triste tous ces accessoires de bidets, on dirait un cimetière tout à coup cette vitrine. On devrait enterrer les robinets comme tout le reste. J’en suis là de mon chagrin - car je peux avoir du chagrin pour à peu près n’importe quoi, comme par exemple pour ces vieux robinets entassés en devanture - lorsque j’aperçois soudain dans le reflet de la vitrine mon homme, celui que bien malgré moi je suis, faire brusquement demi tour. Cela devrait me soulager et pourtant il n’en est rien : à l’idée de le perdre, je ressens même comme un léger vague à l’âme. Pourquoi lui et pas un autre? Attention à mes dalles. Parce que c’est moi, parce que c’est lui, la réponse me vint comme venue d’en haut. Peut-être du Jésus encore. Je dis bien n’importe quoi depuis que cet homme m’a désorienté. Essayons de nous rassembler, sonnons le rappel. Y a bien un de ces crétins de militaire qui va se rallier à mon beau panache blanc.
Avant tout ne pas perdre le décompte de mes dalles. Deux cent douze, facile à retenir : 1+1=2, plus un 1, plus un 2 = 212. C’est mnémotechnique.