Les sentiers de la création
"Je me résume.
Je me vois prendre conscience du monde avec étonnement.
Au début, le monde m'avait plongé dans la stupéfaction: je regardais, "qu'est-ce que tout cela?"
Puis je me réveillais de ma stupeur : "Qui étais-je?" et ce fut une stupeur nouvelle de me regarder moi-même.
J'étais trop plein de ce monde, trop plein de ce moi: je n'ai pas pu le dire, le crier. A qui? Comme à moi-même, pour moi-même. Cette question est solitaire, posée au désert.
Ce fut le début de ma littérature: une solitude absolue qui interroge. Enfin, à "qu'est-ce que tout cela?", puis au "qui suis-je?", s'ajouta le "pourquoi suis-je là, entouré de tout cela?" ... /....
"une faculté d'étonnement qui fait que je peux sortir de ce tourbillon et me réinstaller à ma vraie place, dans l'immobilité."
... /... Je me vois voulant saisir le monde. Plus je crois le saisir, plus il m'échappe. Ce n'est jamais assez. Je suis d'une avidité insatiable. A tel point que je suis épuisé par les désirs et les festins, et d'être trop comblé, plein et vide à la fois, que je tombe, j'en crève. Tant d'avoirs m'appauvrissent, me ruinent. A tellement courir après tout, je n'ai plus rien, je ne suis plus. Des ombres évanescentes ou, au contraire, des masses lourdes impénétrables, une passion, une fureur dévorantes me dévorent, moi, le vorace qui n'ai plus que moi. Je ne vois plus les êtres. Je ne vois plus l'être."
"Je fis un nouveau partage du monde"
Texte et illustrations d'Eugène Ionesco.
Cette collection, "Les sentiers de la création" constitue à coup sûr l'une des plus belles réussites d'Albert Skira, ce qui n'est pas peu dire. La liste des auteurs s'étant prêtés à l'exercice ferait rêver bien des éditeurs aujourd'hui. La totalité des textes (Aragon, Butor, Char, Barthes, Leiris, Michaux, Simon, Starobinski, Robbe-Grillet) sont en effet inédits et composés pour cette collection. Si vous avez la chance d'en trouver un à bas prix, n'hésitez pas!