(Suite)
Je ne vous cache pas que les premières minutes furent pénibles. Les autres aussi mais dans un tout autre genre. D’un naturel plutôt réservé, mon premier réflexe fut de regarder alentour si quelque spectateur avait pu assister à la scène. Fort heureusement, il n’y avait personne sur ce toit ni dans les environs immédiats, mis à part les passants plus bas, beaucoup plus bas dans la rue, dont je n’avais par conséquent rien à craindre. Il est rare en effet que ces gens, qui par définition ne font que passer, regardent en l’air trop occupés qu’ils sont à aller de l’avant. Comment le leur reprocher, personne, à moins d’être fou, ne sortant dans la rue pour aller de l’arrière. Moi-même, malgré ma situation périlleuse, puis affirmer aller comme eux de l’avant mais pas dans le bon sens, celui qui sied le mieux à l’humanité, je veux parler de l’horizontalité. Quoi qu’il en soit, je tombe inaperçu et cette intimité toute confidentielle avec mon ridicule qui pour une fois n’allait pas manquer de me tuer me soulagea un peu. Suffisamment pour que je songe enfin à respirer.
Il était temps car, le nez bouché par un vilain rhume et la bouche cousue pour cause de rictus, j’étais bel et bien en train de suffoquer, ce qui ajoutait fortement à mon angoisse. Les poumons remplis, les deux tant qu’à faire, je pus enfin mesurer l’étendue de la catastrophe : ce bord, ce fameux bord de mon toit, était déjà loin au-dessus de ma tête, bien trop loin pour que je tente de m’y raccrocher. Peut-être avec l’énergie du désespoir y serais-je parvenu mais sans doute n’étais-je pas assez désespéré ni même assez énergique. Sûrement quand j’y repense c’est l’énergie seule qui devait être en cause car le désespoir, lui, a toujours été là. Le manque d’activité sportive aussi m’y fit renoncer. Ou bien la fierté, dans la mesure où je me suis toujours efforcé dans ma vie courante, celle de tous les jours, la quotidienne - car j’en ai bien d’autres en réserve, on est jamais trop prudent de ce côté-là -, de n’avoir l’air de rien. Et sans me vanter, je crois y être arrivé mieux que personne: peu de gens à ma connaissance n’ont aussi l’air de rien que moi. Et là, bien que le temps presse, je dois rendre un bref hommage à mes parents et à la belle éducation qu’ils m’ont dispensée, m’inculquant avec rigueur et fermeté cet art de ne pas vivre qui se perd malheureusement de nos jours où il est de bon ton de vivre pleinement, heureux, et, comme si tout cela ne suffisait pas, en parfaite santé. Effet de mode qui passera comme les autres, du moins faut-il l’espérer pour les générations à venir.
J’en reviens à mon toit. Ce qui est une façon de parler car je ne suis pas près d’y revenir, m’en éloignant au contraire dangereusement. A ce sujet, on s’imagine mal quand on a les deux pieds sur terre à quel point le monde est confortable, du moins cette partie qui n’est pas encore recouverte par les flots ni cabossée par les reliefs. Je regrette aujourd’hui croyez-moi de n’avoir pas assez joui de ce sol qui m’était donné. Jouir n’est pas mon genre. Il est beaucoup d’autres genres dont je ne suis pas, il est même probable que je les énumère au fil de ces pages si Dieu qui êtes aux cieux, et par là-même m’est devenu une sorte de voisin, et la hauteur de mon immeuble m’en laissent le temps. Quoi qu’il en soit, mon rythme cardiaque revenu à la normale, ma première pensée fut de me tancer sévèrement. Voilà par exemple qui est assez mon genre : m’admonester pour un oui ou pour un non. Pour une fois, c’était pour un oui et je m’en donnai à cœur joie : c’est tout moi ça, aucun sens des limites, toujours dans l’excès, avec ce mépris presque congénital des bords, bordures, et autres garde-fous. Con, crétin, imbécile. Je sais à l’occasion être plus grossier mais j’en gardais un peu pour la suite, sachant que cette colère toute légitime à mon endroit ne manquerait pas d’aller en s’intensifiant au fur et à mesure que le temps passerait.
Or, justement, il passait.