Amis de la poésie
Jardins du Luxembourg. 1890.
Bien des gens que je croise dans la rue et dont je surprends bien malgré moi les conversations ou soliloques, possèdent souvent des tournures de phrase, des mots, des expressions, qui m’enchantent. Ils sont poètes et ne le savent pas. Des univers merveilleux se perdent ainsi à jamais. C’est inadmissible. Ces pauvres hères, car ils sont souvent indigents, désœuvrés, disposant justement de loisirs pour mettre des mots sur leur ennui ou leur colère, leurs chagrins et leurs rêves envolés. Bref, sur leur nostalgie d’un monde où ils pouvaient encore se payer le luxe du silence ou du parler pour ne rien dire.
Certes, il existe des poètes professionnels. On les connaît. Organisés en sectes, encartés jusqu’au cou, toujours prompts à se réunir, ravis à l'idée de se chamailler, se jalouser, tous imbus de leur statut officiel et patenté. S’ils leur arrivent de lire leurs œuvres, le plus souvent fort mal, c’est dans l’unique but de vendre leur opuscule à l’issue d’une soirée d’un ennui colossal où la seule consolation que l’on puisse espérer réside dans l’infime espoir toujours déçu qu’il restera un fond de mousseux tiède à l’issue de la ruée générale. Car le poète et sa cour possèdent une sorte de droit de cuissage sur le « buffet » (et sur les très rares demoiselles à peu près comestibles). Pire : il est souvent bien vu, sinon obligatoire, d’acheter l’opuscule du Maître avant de lui demander très humblement une dédicace. Le moyen le plus sûr pour qu’il vous considère, non sans quelque condescendance, comme un homme de goût, voire un fin lettré. Ça n’a pas de prix cette considération distinguée, ça vaut bien une messe et accessoirement un billet de cinquante euros - car il serait extrêmement vulgaire de réclamer votre monnaie pour un recueil de douze pages qui en vaut déjà vingt ou vingt-cinq.
Je viens maintenant, assez péniblement, à ce « nouveau petit métier de la crise ». Je m’élève et je dis : Laissons l’hère s’exprimer ! Entendons-le ! Lors de l’une de ces lectures sauvages par exemple, lectures qui étaient fréquentes à la fin du XIX ème siècle dans les squares et jardins publics qui voyaient des poètes non autorisés déclamer soudain à pleins poumons pour le plus grand plaisir des promeneurs. Sur l’illustration ci-dessus, encore un document rare, on voit à quel point ces derniers pouvaient en être bouleversés ! On remarque qu’un autre poète (à gauche au premier plan) attend patiemment son tour tout en paraissant apprécier à sa juste valeur le chant déchirant de son confrère.
C’est un peu tard certes, mais je m’aperçois soudain qu’il ne s’agit pas là véritablement d’un métier au sens où on l’entend aujourd’hui : une source de revenus. Qu’importe ! Il n’y a que les riches pour croire que les pauvres cherchent du travail pour l’argent seulement.
(Ici, un salut et un grand merci à Madame de Keravel qui m'a encouragé à poursuivre et à "épaissir" le texte.)