Tout ça, c'est du passé. Tout ça c’est du passé, écrit-il au présent. Car il lui semble que parler de son passé au présent en arrondit considérablement les angles. En outre, ce présent du passé, ou plutôt ce passé au présent, tiens, soudain il ne sait plus, lui donne le courage de prendre ces notes et d’en affronter les conséquences qui consistent, d’abord en les écrivant puis en les relisant, à en souffrir pour la énième fois les affres.
Ainsi, ces notes, qu’il appellera bientôt pompeusement son Journal, et, qui sait? si Dieu lui prête vie, ses Mémoires, finissent bon an mal an à se succéder dans le plus grand désordre chronologique. Qui plus est, cette intrusion du passé au beau milieu de son présent rend le morne fil de ses jours actuels bien plus intéressant et presque vivant. Et puis qu’importent ces digressions dans son Journal – voilà, il n’a pas attendu bien longtemps pour parler de son « Journal » - : car qui le lira à part lui? Sa femme de ménage qu’il a congédiée voilà deux mois?
Et puis ces sauts dans le passé ont fini par le distraire. Il se sent alors des ailes de géant et trouve le résultat plutôt plaisant. Par exemple, cet extrait :
Lundi 23 novembre 2010 :
Encore oublié d’acheter la lessive en pastilles. Flemme de redescendre.
Dimanche 29 janvier 1964 :
Aujourd’hui, j’ai douze ans. Maman a préparé un gâteau, le seul qu’elle sait faire mais heureusement il est bon (pas mauvais). Je vous donne la recette. Acheter une boîte de crème de marrons et un pot de crème fraîche. Ouvrir la boîte de crème de marron et en faire un gros pâté au milieu du plat. Puis verser la crème fraîche tout autour. Servez, c’est prêt ! Ah non ! les bougies ! Les bougies, c’est le problème avec ce gâteau : elles ne tiennent pas debout et se mettent à pencher dans tous les sens puis à s’étaler dans la crème fraîche où elles s’éteignent avant de s’y noyer. Pas même le temps de les souffler. Ça n’est pas comme ça que je vais grandir.
Mardi 24 novembre 2010 :
Encore oublié d’acheter la lessive en pastilles. Flemme de redescendre. (Tête de linotte !)
Il tient donc son temps, le présent, et compte bien en user à temps et à contretemps. Car, jugeant qu’il lui fallait garder l’esprit ouvert, il a pris la peine d’essayer les autres.
Le futur, par exemple, lui procure de trop vives angoisses. Un phrase comme « Demain sera un autre jour », phrase pourtant simple, inoffensive, commune, peut provoquer chez lui une belle crise de larmes. La peur de l’inattendu, de l’inconnu, du lendemain en résumé.
En revanche il a longtemps été tenté par le conditionnel qui lui aurait permis de rêver un peu. La liste de ces rêves serait trop longue. Il a donc fini par y renoncer, sauf une fois il y a de cela quelques années pour faire de l’humour :
Samedi 7 juillet 1992 :
Avec des « si » je pourrais faire entrer mon pari sur la vie dans une bouteille.
Avouons que cette entorse à son style valait le détour : que d’humour en effet!