Une fois tous les cinq ans environ, il cède à la pression ou plutôt au chantage qu’exerce sur lui sa sœur. Lequel consiste à le menacer de venir le visiter, chez lui, dans son cher petit chez lui, où dès lors il n’est plus question que de ménage à faire, de rangements, de réparations et tout ce qui s’en suit, s’il ne consent à venir prendre le bon air chez elle dans cette belle propriété qui lui tend les bras. (Au passage, il note : Quelle idiote, mais quelle idiote ! A-t-on jamais vu qu’une propriété possède des bras et puisse me les tendre. Car il a tendances à relever des fautes partout sauf dans sa prose qui en est pourtant constellée.)
Tous les cinq ans, autant dire qu’il en a connu des changements dans les modes de transports. (D’emblée, ignorons les autoroutes qui ont sonné le glas de ses déplacements automobiles.) Le train par exemple pour aller se rendre chez cette sœur. Il y a quelques années encore, moins d’un demi-siècle pour être plus précis, tout allait à peu près bien. Peu après le départ, il se rendait benoîtement au wagon-restaurant, en ressortait complètement pompette pour passer la plus belle des nuits sur sa couchette de première classe au point que le contrôleur était obligé de venir le réveiller une bonne dizaine de fois avant que monsieur ne consente à bouger un orteil.
Mais depuis peu, les trains prenant de la vitesse, et même de la très grande, le voyage à lui seul le tue. Il en ressort moulu, terrorisé, vidé au sens malpropre du terme. Trois heures à se cramponner aux accoudoirs, freinant du pied comme en voiture, imaginant que l’engin va dérailler à tout moment, il sue d’angoisse et fait sur lui, sachant d’avance que toute tentative pour se rendre aux toilettes est vouée à l ‘échec. Combien de fois ne s’est-il vautré de-ci de-là, sur une jeune femme épouvantée, un groupe de managers endormis, ou des bambins odieux sous prétexte qu’il venait de s’écraser sur leurs jouets imbéciles, tanguant comme un ivrogne d’un côté ou de l’autre de ce fameux couloir central, tout cela, et alors même qu’il allait enfin toucher au but, pour se voir finalement volé son tour par un constipé de passage.
Sur le quai, sa sœur l’accueille avec des « Mais vois comme tu es pâle ! Ah que j’ai bien fait de te bousculer un peu ! Mais tu t’es pissé dessus ! Demain je t’emmène chez mon médecin ! » Il se retient de lui répondre qu’avant l’aurore elle aura cessé d’emmerder le monde puisqu’il envisage de lui régler son compte dès avant le dîner, dès que ses vertiges l’auront laissé en paix.
(Sa sœur n’étant pas si idiote, le soir même elle lui sert nombre de vins fins et assez de Grande Chartreuse ensuite pour l’envoyer au lit comme un gamin. Et là, là seulement, juste avant se sombrer, il se dit : Après tout j’ai bien fait, les voyages forment... Et rien de plus profond en matière de réflexion jusqu’au lendemain matin.)
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