
Depuis le temps, il faudrait que j’y arrive enfin à joindre les deux bouts. Depuis que j’y pense, que j’en rêve sans jamais m’y essayer sérieusement. Demain, c’est promis, je joindrai les deux bouts. Vieille rengaine.
Petit travail de préparation avant de me lancer dans les grands travaux proprement dits : savoir à quoi ressemble ces deux bouts. Si l’on ignore ce que l’on cherche, on ne trouve pas.
Bien que je ne l’aie point aperçu depuis longtemps le premier bout, ça va, je sais, j’imagine plutôt, à quoi il doit bien pouvoir ressembler: sûrement à pas grand chose : à un petit bout de rien du tout. Tout bien réfléchi, il serait tout de même préférable qu’on me le colle sous le nez, sous les yeux plutôt, pour qu’il me revienne véritablement à l’esprit et, partant de là, qu’il me semble à portée. Enfin, ça devrait pouvoir se faire, je me connais il suffirait que je me concentre un tant soit peu. Aidé d’une documentation ou d’archives familiales peut-être.
Et je me conforte ainsi : en me disant qu’une fois ce premier bout repéré, saisi même, peut-être aurai-je alors une idée plus précise du deuxième bout, celui à joindre, qui reste pour l’instant à l’état d’épais mystère. Ce qui pourrait me guider utilement tout de même : cette idée que, désirant joindre ces deux bouts, ne perdons jamais de vue cette quête, il semble indispensable et tout à fait nécessaire que cet autre bout, le deuxième, soit compatible avec le premier, physiquement, chimiquement, apte à la jonction. Ici, je dois m’aider d’exemples appropriés : deux bouts de ficelles, deux wagons à accrocher sur la même voie - et non sur des voies parallèles -, deux rallonges électriques avec pour l’une une prise mâle, pour l’autre une prise femelle. Ces trois exemples devraient me suffire, tant ils sont parlants.
Et en effet, je m’aperçois tout soudain qu’en aucun cas ces deux bouts, si je veux pouvoir les joindre, ne doivent rester fixes. Ils doivent pouvoir se déplacer. Au moins, l’un d’eux. S’il se trouvait que l’un ne puisse aller à l’autre, il serait alors foutrement bienvenu que l’autre puisse aller à l’un. Voilà qui m’inquiète soudain : et si c’était le cas? si aucun d’eux ne pouvait changer de place? inamovibles à jamais? Cette hypothèse ne m’avait pas effleuré : joindre les deux bouts ne me paraissait certes une tâche aisée mais en y mettant un peu d’énergie pas impossible.
Pas de panique. Car il resterait alors à espérer que l’un de ces deux bouts possède une certaine élasticité qui me permettrait de tirer dessus, avec prudence, pas question qu’il me pète entre les doigts, jusqu’à l’amener au deuxième bout? Mais là aussi, pourrai-je les coller ensemble, les souder, ou en faire un nœud de ces deux bouts, ou devrai-je rester planté là éternellement à leur tenir la chandelle?
(Joindre les deux bouts, si j’avais su où j’allais mettre les pieds j’aurais certainement choisi un autre sujet : joindre l’utile à l’agréable par exemple. Occupation d’une banalité et d’une vulgarité sans nom peut-être mais laissant beaucoup plus d’espace à l’imagination.)
D’ailleurs ce travail préparatoire, censé soulager mes nerfs fatigués, ne fait que m’angoisser à mesure que j’avance - en reculant je l’admets. Car il m’apparaît soudain qu’un des deux bouts, le premier ou le second peu importe, soit non seulement fixe mais totalement inaccessible au commun des mortels. Juché sur quelque sommet enneigé par exemple? Enfermé à double tour dans le coffre d’une banque? Enterré à six pieds sous terre? Quelqu’un, voilà le scénario catastrophe qui se profile, ne serait-il pas allé jusqu’à l’emporter dans la tombe?
Soit, il sera dit que je ne changerai jamais, que je n’arriverai jamais à joindre les deux bouts, que je n’en ai jamais eu et n’en aurai jamais la moindre envie. Changer, c’est se renier, et vogue la galère.